Rémy Herrera*
(mercredi 10 juillet 2019)
Depuis bientôt quatre mois, la mobilisation du personnel des services d’accueil des urgences hospitalières publiques ne cesse de gagner de l’importance. Ce mouvement, emmené par des infirmiers-infirmières et des aide-soignant(e)s, pour l’essentiel, mais également des médecins, a débuté le 18 mars dernier à l’hôpital Saint-Antoine (dans l’Est de Paris) lorsque les soignants de cet établissement ont décidé de protester contre la dégradation de leurs conditions de travail – et les agressions dont ont été victimes plusieurs membres de leur équipe médicale (notamment le 13 janvier). Quelles semaines plus tard, fin mai, une soixantaine de services s’étaient mis en grève reconductible sur tout le territoire français ; à la mi-juin, près d’une centaine leur avaient emboîté le pas ; et, au tout début du mois de juillet, c’étaient 154 services publics d’urgences (sur les 524 que compte le pays) qui étaient entrés dans la lutte, autant ou presque maintenant des liens de solidarité avec leurs collègues grévistes ou étant en contact étroit avec le collectif Inter-Urgences, qui a été constitué pour structurer et renforcer cette grève. À l’heure présente, 22 des 39 hôpitaux du groupe Assistance publique – Hôpitaux de Paris (AP-HP), parmi lesquels quelques-uns des plus grands établissements de la capitale (comme ceux de La Pitié-Salpêtrière, Lariboisière, Saint-Louis, Tenon, etc.), se sont officiellement déclarés en grève illimitée.
Les revendications de la coordination nationale, formulées conjointement avec l’intersyndicale des urgences CGT (Fédération santé et action sociale), FO et SUD, ainsi qu’avec l’association des médecins urgentistes de France, appuyées ponctuellement par la CFE-CGC (Confédération française de l’encadrement – Confédération générale des cadres), sont on ne peut plus justifiées. Les voici, pour les principales : une revalorisation des rémunérations des soignants (une prime mensuelle de 300 euros nets comme reconnaissance de la spécificité et de la pénibilité du travail effectué) ; l’augmentation des effectifs (la création de 10 000 postes ou équivalents temps plein d’infirmiers et aides-soignants, dont 700 dans les 17 services d’urgences pour adultes de l’AP-HP) ; l’inversion de la tendance à la suppression des lits de médecine (y compris en aval, c’est-à-dire non seulement en soins post-opératoires, mais aussi en maisons de convalescence) et la « fin de l’hospitalisation sur brancards » ; l’arrêt des fermetures de lignes de SAMU (services d’aide médicale urgente), de SMUR (structures mobiles d’urgence et de réanimation) et bien sûr des hôpitaux eux-mêmes ; et l’ouverture de négociations avec la ministre de la Santé – qui n’a toujours pas reçu les représentants des grévistes après plus de trois mois de conflit social. Ces revendications ont été exprimées lors d’une série de mobilisations nationales, de grèves et de manifestations, tout spécialement devant les locaux du ministère de la Santé, le siège parisien de l’AP-HP et des agences régionales de santé. La dernière journée d’action eut lieu le 2 juillet. À ces occasions, des protestataires ont dénoncé l’état tout à fait lamentable de leurs services en se couchant sur le bitume de la chaussée, gisant ainsi à même le sol, grimés de points de suture et de balafres, pansements et bandages sur le visage…
C’est le mouvement de grève dans le secteur de la santé le plus puissant depuis deux décennies. Plus de 9 Français sur 10 (92 %, et 96 % chez les professionnels de santé) disent le soutenir et être en accord avec ses doléances. Des Français qui sont profondément attachés à leur système public hospitalier. Et d’autant plus scandalisés d’apprendre que, faute de moyens humains et matériels suffisants, il arrive qu’une personne décède après des heures d’attente dans un couloir des urgences sans avoir pu être examinée à temps par un médecin – comme ce fut le cas en décembre 2018 dans l’un des grands hôpitaux parisiens) – ou qu’une femme doive accoucher seule sur un brancard (ainsi que cela s’est produit le 7 juillet à Lyon, troisième ville du pays).
Dans la pratique, cependant, les personnels grévistes des urgences continuent à faire leur travail en recevant et en s’occupant des patients qui arrivent à l’hôpital. Telle est leur éthique altruiste, telle est la conception humaniste qu’ils/elles se font de leur mission de service public. Et tel est bien ce qu’ils/elles ont fait pendant les épisodes de canicule qui ont récemment touché le pays. La plupart d’entre eux arborent simplement un brassard ou une étiquette au dos de leur blouse : « en grève ». Des banderoles de fortune peinturlurées et placardées sur les façades des hôpitaux rappellent les demandes adressées au ministère de la Santé. Ce dernier fait la sourde oreille et mise sur la proximité des vacances estivales pour tenter d’étouffer par le silence la colère qui grandit. Mais il est advenu (à l’hôpital de Lons-le-Saunier [Jura], en particulier) qu’un préfet en vienne à ordonner la réquisition des personnels grévistes et à leur imposer une obligation de service minimum (en application d’une loi que la mandature de Nicolas Sarkozy avait durcie). Et au cours des dernières semaines, des infirmiers et des aides-soignants, ont ainsi été réveillés à leur domicile, en pleine nuit, par des policiers ou des gendarmes envoyés pour les contraindre à reprendre sur-le-champ le travail. Les soignants concernés par ces assignations forcées, prises sur leurs temps de repos, se sont vus de la sorte obligés de travailler jusqu’à 18 heures d’affilée, ou 72 heures dans la semaine, afin que la continuité des soins soit assurée. Celles et ceux qui, éreintés à l’excès, avaient obtenu un congés-maladie eurent droit à une sèche remontrance de leur ministre de tutelle, ministre des Solidarités et de la Santé, Agnès Buzyn – ancienne interne des hôpitaux de Paris, jadis grassement rémunérée par les grands laboratoires pharmaceutiques (et épouse du directeur général de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale). C’est pourtant bien elle la responsable de cette catastrophe ! Elle et le gouvernement néolibéral supervisé par le président Macron.
Entre le milieu des années 1990 et aujourd’hui, en France, le nombre de patients ayant nécessité une consultation aux urgences d’hôpitaux publics a plus que doublé, passant de 10 à 21 millions. À Paris, uniquement, près de 15 % de patients adultes supplémentaires ont été enregistrés par les services d’urgences sur les cinq dernières années, et 20 % par les urgences pédiatriques. L’impossibilité d’obtenir rapidement un rendez-vous chez un médecin libéral (même chez son médecin traitant – le médecin de famille référentiel –, même dans les grandes villes, loin des « déserts médicaux ») explique pour partie une telle évolution. Mais surtout, pour de nombreux usagers, connaissant des fins de mois difficiles, le fait de pouvoir ne pas avancer le paiement des soins prodigués par l’hôpital public les conduit vers ces services d’urgences. Dans le même temps, les moyens mis à la disposition des équipes médicales ont sans cesse été rabotés, limités. Plus de 100 000 lits ont été supprimés en 20 ans. Le chaos est devenu quotidien, « organisé », la gestion de la pénurie habituelle, la productivité poussée à l’extrême. Résultats ? Les urgences sont saturées, les locaux inadaptés, les temps d’attente des patients excessifs (en moyenne six heures pour être ausculté par un médecin, 12 heures pour voir un spécialiste), les consultations écourtées. Les personnels sont débordés, soumis à un stress permanent, épuisés physiquement et psychologiquement (un tiers d’entre eux ayant eux-mêmes eu un souci de santé au cours des derniers mois), les tensions exacerbées et les incivilités multipliés côté usagers… Des actes de violence ont même été enregistrés à maintes reprises, la plupart du temps de la part de visiteurs atteints de pathologies mentales rejetés par les fermetures en série d’hôpitaux psychiatriques, ou de personnes sans domicile fixe ou en situation de précarité jetées à la rue et plongées dans la misère sociale par 40 années de politiques néolibérales. On dira : ces personnels des urgences touchent quand même une « indemnité pour travaux dangereux, incommodes ou insalubres ». Effectivement : elle s’élève actuellement à… cinq euros par mois ! Voilà comment les hommes et femmes dont le métier consiste à sauver la vie de leurs concitoyens sont reconnus et gratifiés !
Voilà où nous en sommes ! Une honte ! Et la raison fondamentale de la situation catastrophique dans laquelle se débat l’hôpital public – soit l’un des murs porteurs de notre société – est bien plus grave que cette insuffisance tout à fait réelle de moyens. Elle tient à la logique destructrice d’un néolibéralisme qui échoue, mais qui continue à nous être imposé. Les budgets hospitaliers n’augmentent plus chaque année que faiblement, à un rythme moindre que les besoins qui, eux, s’accroissent fortement du fait de la massification de l’accès aux soins, du vieillissement de la population, des coûts élevés de traitements de plus en plus complexes et surtout contrôlés par de oligopoles pharmaceutiques privés qui dominent le secteur de santé. Mais la quête incessante d’économies amène les administrateurs d’établissements hospitaliers publics à dépenser moins que ce qui leur est alloué par la loi de finance, sans que les réserves soient débloquées, au point de dégager régulièrement des excédents d’exploitation – contrairement à la médecine libérale, dont les dépenses dérivent. Les rares marges de manœuvre sont alors trouvées par des jeux de non-remplacement des effectifs partant à la retraite, ou en congés-maternité, ou en vacances, et de redéploiements de personnels (notamment vers des postes administratifs ou de contrôle). D’où le sous-effectif chronique des services médicaux et paramédicaux (avec des ratios patients par soignants très généralement inférieurs aux normes professionnelles), mais également une démultiplication des tâches annexes, un morcellement des activités, et le terrible sentiment pour ces personnels de ne pas avoir réalisé son travail jusqu’au bout, de ne pas avoir fait son devoir comme il faut. Peu à peu, le service public s’abîme, se durcit, se déshumanise ; et les soignants et usagers avec lui. Les risques d’erreur augmentent, la vie des patients est même parfois mise en danger… Les annonces récurrentes de déficits des comptes de la Sécurité sociale viennent encore accentuer les pressions sur les budgets publics, aux plans de cost killing, à la fermeture de lits – voire d’hôpitaux entiers –, à la compression des effectifs (avec, par exemple, plusieurs centaines de postes supprimés en 2019 par le directeur général de l’AP-HP, Martin Hirsch ; 190 autres à Cherbourg ; et d’autres encore à Tours, à Nancy, à Marseille…). Il y a quelques mois, dans le Béarn (région Nouvelle Aquitaine), les forces de l’ordre locales eurent à accomplir la sinistre mission de venir cadenasser le portail de la maternité d’Oloron-Sainte-Marie (Pyrénées-Atlantiques), dont on avait ordonné en hauts lieux la fermeture. De malheureuses mamans, pour lesquelles l’hôpital le plus proche se situe désormais à plus de deux heures de chez elles, durent redécouvrir les « joies » du bon vieux temps : donner naissance à leur progéniture à la maison ou sur le bord de la route. La politique d’offre menée par le gouvernement d’Édouard Philippe, facilitant l’existence des entrepreneurs (plutôt que la vie des nourrissons) et consistant à réduire massivement les impôts sur le capital et les cotisations patronales, entraîne une diminution des recettes de l’État et de la Sécurité sociale – donc un accroissement de la dette publique (qui devra un jour être remboursée) – et finit en bout de chaîne par asphyxier l’ensemble du système hospitalier et par l’enfermer dans une spirale infernale de destruction des services publics. Mais n’est-ce pas précisément ce que souhaitent les puissances de l’argent auxquelles le président Macron réserve ses faveurs et voue ses attentions ?
C’est cette logique néolibérale absurde et mortifère qu’il s’agit de briser. Mais, face aux colères et aux souffrances, face aux dégâts que provoquent ses diktats, le gouvernement nie, s’arcboute, s’entête. Il ignore, méprise, attise les révoltes, tout comme il l’avait fait pendant la mobilisation des gilets jaunes. Malgré l’intensité du conflit en cours, il n’a à ce jour apporté aucune réponse concrète et satisfaisante aux revendications des personnels des urgences en grève : ni en matière de rémunération ou d’emploi, ni pour ce qui regarde l’arrêt des fermetures de services ou les réouvertures de lits, ni même à propos de l’engagement de négociations avec le collectif Inter-Urgences. À part 75 millions d’euros de propositions pour repeindre les murs et faire des heures supplémentaires, rien n’est sur la table (quand les réserves accumulées par la sous-utilisation systématique des crédits hospitaliers dépassent à elles seules 330 millions d’euros cette année). La ministre de la Santé s’est contentée d’affirmer : « [S]incèrement, les problèmes ne vont pas se régler parce que je paie davantage ». La rébellion des urgentistes n’est donc pas prête de s’éteindre – même si l’été est là. Tout est en place pour que leur mouvement de grève s’étende aux autres catégories de personnels soignants hospitaliers d’ici à la rentrée de septembre.
Et pendant ce temps-là, dans cette France new-look en déliquescence d’Emmanuel Macron, plus d’un quart des Français déclarent ne plus trouver en pharmacie les médicaments que leurs médecins traitants leur ont prescrit pour soigner leurs pathologies. En particulier de la cortisone ou des traitements contre le cancer. Pourquoi cela ? Parce que les laboratoires pharmaceutiques privés français – qui apprécient tant Agnès Buzyn – préfèrent vendre leurs produits en priorité à l’étranger au motif que les prix des médicaments seraient beaucoup trop bas dans l’hexagone !
*chercheur au Centre national de la Recherche scientifique (CNRS).