Rémy Herrera*
(dimanche 9 décembre 2018)
Samedi 8 décembre : 89 000 membres des forces de l’ordre avaient été déployés sur l’ensemble du territoire français pour faire face à l’« Acte IV » de la mobilisation nationale des « gilets jaunes », prévue ce jour. Ils étaient quelque 8 000 policiers et gendarmes à Paris, équipés de véhicules blindés pour protéger les « lieux de pouvoir » et enfoncer les barricades. C’est plus que le dispositif mis en place lors des événements de mai 1968. La quasi-totalité des escadrons de gendarmerie du pays (c’est-à-dire des militaires chargés de mission de police), des dizaines de compagnies de CRS (corps spécial de police chargé du rétablissement de l’ordre public), appuyés par les brigades de sécurisation et d’intervention des Préfectures de police, étaient ainsi présents, tandis que la plupart des effectifs au repos avaient été rappelés, ou « déneutralisés » comme il est dit. La stratégie répressive, visiblement inefficace lors des débordements observés les samedis précédents, était modifiée : il ne s’agissait plus pour ces hommes de restés statiques, mais d’être mobiles pour « aller au contact » des manifestants et « appréhender les casseurs ». Au long de la semaine passée, tout avait été organisé dans la rhétorique de dramatisation utilisée par le gouvernement et la mise en scène de la violence par les médias à la solde du pouvoir afin de faire monter la tension et la peur, et de dissuader ainsi les gilets jaunes de venir manifester dans la capitale, comme partout ailleurs en France.
Depuis plusieurs jours, les forces de l’ordre avaient été envoyées s’« échauffer » sur les terrains d’entraînement mis à leur disposition avant leur « match » du samedi 8 : les abords de lycées. Elles s’en donnèrent à cœur joie, et cognèrent à tour de bras, ici et là, indistinctement. Jeudi 6 décembre au soir, pas moins de 760 adolescents âgés de 12 à 18 ans avaient ainsi été interpellés sur tout le territoire. À Mantes-la-Jolie, commune populaire de la région parisienne connue pour ses cités de banlieue à la vie difficile, plus de 150 jeunes furent filmés près de leur établissement scolaire alors qu’ils étaient parqués, à genoux, mains sur la tête, en pleurs, par des CRS zélés et visiblement fiers de leur prise. Des dizaines d’entre eux – presque tous mineurs, traumatisés – durent passer la nuit du 6 au 7 en garde à vue, entassés dans des cellules. Il y a une semaine, les députés du parti présidentiel, La République en marche, qui ont la majorité à l’Assemblée nationale, faisaient adopter une loi interdisant la fessée aux enfants. Grâce au président Macron, les parents n’ont donc plus besoin de gifler leur progéniture rebelle ; la police s’en est chargée ! On savait déjà que les gamins de cette « France qui gagne » (quoi ? à part la coupe du monde de football) n’ont pas d’avenir ; on sait dorénavant que leur présent, c’est d’être matraqués !
Le 6 décembre, alors que le gouvernement avait annoncé un moratoire, puis l’annulation de la hausse de la taxe sur les carburants (comme si cela pouvait suffire !), les principaux syndicats de travailleurs avaient été appelés à la rescousse « pour sauver la République » par un président Macron complètement perdu, et toujours muet. Que firent nos dirigeants syndicaux, ceux de la CGT compris ? Dans un communiqué commun, ils saluèrent les « gestes » du gouvernement dans le sens du « dialogue social » ! Ils condamnèrent les formes violentes de revendications des gilets jaunes – sans un seul mot sur les violences policières. Et, pour ceux ayant appelé à la grève des transporteurs routiers à partir du dimanche 9 (CGT et FO), ils annulèrent le préavis de grève et abandonnèrent les décisions de blocages ! La raison ? Le Premier ministre Édouard Philippe aurait « donné satisfaction en exonérant de charges sociales le paiement des heures supplémentaires » ! Surréaliste ! Au moment précis où la machine de guerre sociale du pouvoir a été pour la première fois enrayée par la mobilisation massive du peuple, où près de 80 % des Français soutiennent la révolte des gilets jaunes et où la grève générale des travailleurs est plus que jamais nécessaire pour amplifier et surtout organiser le mouvement, les leaders syndicats freinent les luttes ! Immédiatement, des fédérations de la CGT, au premier rang desquelles celle de la chimie, s’indignèrent et appelèrent leurs bases à se mobiliser aussitôt – ce qui eut pour effet de faire reculer leurs responsables confédéraux, qui diffusèrent dans la soirée un nouveau communiqué tentant de faire oublier, en même temps que leur distanciation des gilets jaunes, leur confusion totale et leur abdication réformiste. Quelles « réformes » attendre d’un régime à bout de souffle, dans un capitalisme en crise systémique, sinon la poursuite de la destruction des conquis sociaux et les mensonges d’un gouvernement discrédité ?
Le samedi 8, dans tout le pays, les arrestations policières commencèrent très tôt dans la matinée. À 7h du matin, elles atteignaient déjà presque 200 ; à 23h, on dénombrait 1 939 interpellations (dont 1 709 personnes placées en garde à vue, et 278 déférées au parquet). Un grand nombre de personnes interpelées l’ont été dans des gares ou d’autres lieux publics, lors des quelque 5 000 contrôles de police effectués avant même le début de la mobilisation. Des dizaines de stations de métro parisiennes avaient été fermées, des dizaines de rues de la capitale bloquées par des CRS en armes. Cela s’appelle, dit-on, de la « prévention ». Mais cela revient surtout à terroriser la population et à interdire de facto aux gilets jaunes d’aller manifester en paix sur les Champs-Élysées – comme l’avait pourtant explicitement autorisé le ministère de l’Intérieur lui-même. La question s’impose : les libertés publiques sont-elles encore respectées en France, les droits d’exprimer librement son opinion et de manifester en paix (qui ont ici valeur constitutionnelle) sont-ils toujours garantis dans la « démocratie » du président Macron ?
Est-ce ainsi que l’on calmera un peuple en colère, qui crie à l’injustice sociale, et qui a raison ? En le bombardant de (15 000 !) grenades lacrymogènes et de tonnes de litres d’eau froide pour qu’il se taise ? En le faisant charger par des brigades de maîtres-chiens, des policiers à cheval, des véhicules blindés de la gendarmerie mobile, comme cela a été le cas ce samedi 8 à Paris ? Enjoués et excités par l’exceptionnelle démonstration des forces de l’ordre, les « journalistes » des chaînes d’information en continu, tenus en laisse par les puissances de l’argent et rassurés par la présence à leurs côtés d’officiers en uniforme et d’experts en sécurité pour commenter les événements du jour tant attendu où les gilets jaunes devaient être écrasés, s’exclamaient : « Que la police est belle ! », « Tout se passe bien en France aujourd’hui », « Enfin une reprise en mains ! »… L’ordre devait régner. La propagande médiatique nous fit croire qu’il régnât. Sur fond de brasiers et d’arrestations musclées. La mairie de Paris diffusait cependant en fin de soirée un communiqué catastrophé indiquant que « les dégâts ont été beaucoup plus importants que le samedi 1er décembre [lors de l’« Acte III des gilets jaunes »] ». Dans maintes villes de province, les manifestations dégénérèrent davantage encore que dans la capitale. À Bordeaux, à Lyon, à Toulouse, à Saint-Étienne, à Nantes, à Marseille, etc., « on avait jamais vu ça » : innombrables affrontements avec la police, barricades de rues, incendies de mobiliers urbains, saccages d’agences bancaires, destructions de vitrines et pillages de commerces, le tout sous le slogan récurrent, et semble-t-il unificateur, de « Macron démission ! »… Et des « blessures de guerre » constatées par les médecins des hôpitaux.
*chercheur au Centre national de la Recherche scientifique (CNRS).