Rémy Herrera
(vendredi 31 mai 2019)
À bien y regarder, les résultats des élections européennes des 25-26 mai n’ont révélé que peu de surprises. Partout ou presque, les partis des droites extrêmes ont obtenu de bons, voire très bons scores. La tendance n’est pas nouvelle à l’échelle du continent. Elle se confirme, elle se consolide. Et inquiète. Le Rassemblement national (RN, ex-Front national) de Marine Le Pen est arrivé en tête en France, avec 23,3 % des suffrages exprimés, tandis qu’en Italie, la Ligue du Nord (Lega Nord per l’indipendenza della Padania) de l’actuel ministre de l’Intérieur et Vice-Président du Conseil des ministres italien, Matteo Salvini, enregistrait 34,3 % des voix. En plus des 22 Français du RN et des 28 Italiens de la Ligue, le groupe « Europe des nations et des libertés » compterait également trois députés autrichiens du Parti de la Liberté d’Autriche (Freiheitliche Partei Österreichs), trois du parti nationaliste Intérêt flamand (Vlaams Belang) et un du Parti populiste estonien (Eesti Konservatiivne Rahvaerakond). À ce gros contingent de l’extrême-droite officiellement proclamée devraient sans doute s’ajouter, ponctuellement, des membres des forces réactionnaires « eurosceptiques » de Droit et Justice de Pologne (Prawo i Sprawiedliwość) et de l’Union civique hongroise (Fidesz), entre autres. De façon générale, en dehors de la France et de l’Italie, les droites conservatrice et néolibérale ont gagné dans toute l’Europe – à l’exception notable de la péninsule ibérique, où la gauche l’a emporté.
Dans ce tableau européen qui s’assombrit graduellement, le cas de la France est assez singulier. Là, le parti de la majorité présidentielle, La République en Marche (LREM), créé en 2016 par et pour Emmanuel Macron – lequel a confisqué la campagne des Européennes par ses « one-man-shows » du Grand Débat, puis en s’y engageant personnellement, au point de figurer sur les affiches électorales et d’éclipser la tête de liste –, a clairement perdu (22,4 %) face au RN. Il a perdu malgré les dénis d’un chef de l’État muré dans l’autisme politique, qui se considère « conforté » dans son refus de « changer de cap », et en dépit des acrobaties de langage d’un gouvernement résolu à passer à la « seconde phase des réformes » du mandat présidentiel. Les deux partis – dont est partiellement issue LREM –, Les Républicains (la droite traditionnelle) et les résidus du Parti socialiste (de droite aussi, mais nouvelle tendance néolibérale globaliste, euro-idolâtre et pro-atlantiste), sont quant à eux au tapis : 8,5 % des voix pour les premiers, 6,2 % pour les seconds – en ayant la générosité d’arrondir leurs scores à la décimale supérieure. Les résultats cumulés des deux formations partisanes qui, depuis près de 40 ans, ont ensemble appliqué les politiques néolibérales – quelquefois sous la forme de la cohabitation entre un président de la République et un Premier ministre de bords « opposés » – n’atteignent pas 15 %. Le rejet du néolibéralisme est donc massif. Il continuera pourtant à être imposé aux Français. Démocratiquement nous dit-on. Quand bien même 23 613 483 citoyens (soit près de 49,9 % des inscrits, à peine moins que les votants) avaient décidé de ne pas prendre part au scrutin en s’abstenant. Et 551 235 autres de voter blanc (un mode d’expression dorénavant comptabilisé). Plus un demi-million supplémentaire de bulletins nuls…
Pas la peine d’avoir étudié le latin à l’école pour constater que le spectacle offert par la gauche est sinistre. La France insoumise (à 6,3 %) s’est félicitée d’avoir élu six députés, alors qu’elle n’en avait pas – normal après tout, le mouvement conduit par Jean-Luc Mélenchon n’existait pas encore lors des dernières élections de 2014. Culte du chef (il est vrai inhabituellement doué et cultivé), sectarisme de son proche entourage, incapacité définitive à produire un programme à la fois radical et cohérent expliquent, notamment, ce fiasco. Le Parti communiste français ? Cela fait si longtemps qu’il ne parle plus de socialisme, mais juste parfois de social, et le plus souvent de sociétal… Il s’est hissé à 2,5 %, soit sous la barre des 3 % (pas de remboursement des frais de campagne) et donc aussi sous celle des 5 % (pas de siège au Parlement européen). Les trotskistes de Lutte ouvrière sont à 0,7 % ; imperturbables. Assurément non trotskiste, le Parti révolutionnaire Communistes est quant à lui à 0,01 %. N’en jetez plus ! La coupe est vide. On nous rétorquera : l’avenir est à l’écologie. Et l’on aura raison. Mais probablement pas avec les nôtres qui, du haut de leur 13,5 %, se sentent pousser des ailes et veulent « hégémoniser » la gauche. Car encore faudrait-il disposer de preuves que leur parti, Europe Écologie Les Verts, soit de gauche ! Yannick Jadot, le tête de liste pour les Européennes, ne s’est-il pas montré favorable à une réforme de la fonction publique et de son « rapprochement avec le statut de la fonction privée » ? Tout comme le souhaite le président Macron ! Qu’attendre de Pascal Canfin élu député européen – sans la moindre honte – en deuxième position sur la liste macroniste… La liste de celui qui est revenu sur sa promesse de faire interdire le glyphosate avant 2021, qui s’est assis sur les Accords de Paris sur le climat et qui se couche devant les lobbies de pollueurs ! Et que dire d’un Cohn-Bendit ? Inutile pour évoquer ce clown de gâcher de l’énergie, de l’encre et un feuillet. Du papier-toilette suffira. Mes pensées vont juste aux pauvres vétérans de Mai 68 qui doivent se farcir sa bouille joufflue et hilare de traitre en photo dans les livres d’histoire !
Revenons plutôt à l’essentiel, c’est-à-dire à la victoire de l’extrême-droite en France. Pourquoi a-t-elle gagné ? Pourquoi bénéficie-t-elle d’un soutien grandissant dans les classes populaires lesquelles pourtant, au vu de leur goût prononcé pour le métissage, ne semblent pas racistes ? De nombreuses causes, travaillant la société en profondeur et sur la longue période, de nature socio-économique, idéologique, psychologique même, pourraient être mobilisées. En précisant que nos hypothèses sont à ce sujet : que le racisme est une doctrine intrinsèquement de droite et viscéralement sécrétée par la pensée bourgeoise dans le but de diviser les classes dominées ; que les classes populaires ne sont pas génétiquement plus stupides que les autres et donc – bien que manipulées par les médias –, pas moins capables qu’elles d’identifier leur intérêt de classe ; et que d’assez larges composantes de ces mêmes classes travailleuses se tiennent aujourd’hui disponibles pour un changement social radical, prêtes pour une « sortie du système » (certaines portions des classes moyennes paraissant sur le point de basculer dans le camp des précédentes). Risquons-nous à avancer l’une de ces causes, parmi d’autres, importante en ce qu’elle concerne la gauche. Mais tabou. La voici : des segments de plus en plus massifs des classes laborieuses apportent leur appui à l’extrême-droite parce qu’ils perçoivent cette dernière – à tort – comme la mieux à même de leur fournir des réponses aux innombrables souffrances qui les accablent et aux peurs qui les hantent. Peur devant le chômage, la précarisation, le déclassement social, peur devant l’ouverture des frontières et la perte de souveraineté nationale, peur enfin devant l’immigration. Tout en même temps, comme dit l’autre. Parce qu’ils pensent aussi – à juste titre cette fois – que la plupart des organisations partisanes de la gauche telles qu’elles fonctionnent actuellement, dans leurs contradictions, leurs divisions, leurs hésitations, leurs insuffisances, ont renoncé à (ou ne sont plus en capacité de) les défendre.
Les forces de gauche ne sont pas le dos au mur, elles sont au pied du mur. Du mur capitaliste. Soit elles comprennent enfin qu’il n’y aura de sortie de la crise capitaliste que par une sortie du système capitaliste lui-même, soit le pays (et l’Europe avec lui) suivra inéluctablement la voie que viennent d’emprunter les États-Unis, celle de l’accession au pouvoir d’une extrême-droite. Comme c’est le cas chez leurs deux alliés indéfectibles que sont Israël et l’Arabie saoudite. Et tout récemment du Brésil, où Jair Bolsonaro est un produit fatal de l’échec du réformisme. Dès lors, sortir du capitalisme apparaît comme l’impératif absolu de tous les vrais progressistes. Écologistes compris, évidemment, au premier chef, qui doivent prendre conscience qu’il s’agit d’une question de vie ou de mort, que l’alternative fondamentale reste toujours, plus que jamais, celle du socialisme ou de la barbarie. Si 88 millions d’Européens vivent dans des conditions inacceptables de pauvreté, les uns privés d’emplois, d’autres jetés dans la concurrence entre travailleurs, tous voyant leurs droits rabotés, c’est parce que la loi de la jungle du capitalisme l’impose. Si l’« État français » – pour nommer ce qu’il est en train de redevenir – vend par appartement les fleurons de l’industrie nationale (parmi 1 000 exemples possibles, la branche énergie d’Alstom à General Electric… qui licencie 1 000 salariés à Belfort), c’est parce qu’il a fait le choix d’abdiquer face aux diktats de Bruxelles et à la dictature du grand capital globalisé. Si des migrants cherchent à atteindre les côtes de l’Europe – qui se doit de les accueillir et traiter dignement –, c’est parce la misère et la guerre les poussent à le faire, au péril de leur vie, parce que le capitalisme saccage leurs sociétés et que l’impérialisme qu’il génère leur fait subir des conflits criminels. Si la crise climatique fait tant de ravages, c’est parce qu’aucune limite n’est placée à la folie et à la rapacité des exploiteurs. Il faut s’extirper de cette spirale destructive.
L’esprit de justice exige une rupture avec le capitalisme et l’arrêt des guerres impérialistes. Face aux haines, aux rages, aux violences en germe à l’extrême-droite – dernier rempart du système capitaliste –, la raison appelle la radicalisation des forces progressistes, qui passe par l’abandon du réformisme hypocrite et collaborationniste et le retour au projet post-capitaliste de transitions socialistes. Dans les années 1920-30, les fascismes s’étendirent sur le continent européen pour contrer les communistes qui, lorsqu’ils ne triomphèrent pas dans le sillage de l’Octobre rouge, combattirent les armes à la main, héroïquement, jusqu’au bout, du Spartakusbund aux Brigadas Internacionales. Les sommets qui nous surplombent et nous font lever la tête se nomment Rosa Luxemburg ou Dolores Ibárruri Gómez. Les extrêmes-droites modernes, elles, ont poussé tout naturellement sur le fumier nauséabond laissé au milieu de la scène politique par les leaders d’une gauche social-démocratisée, embourgeoisée, faite de vacuité, repue des miettes que leur lancent les capitalistes, domestiquée par une rente impérialiste extorquée aux peuples du Sud. Des leaders qui se sont avoués vaincus et ont capitulé piteusement sans avoir même pensé livrer bataille.