Rémy Herrera*
(dimanche 15 décembre 2018)
Dans une courte allocution télévisée diffusée lundi 10 décembre à 20h, le président Emmanuel Macron a énoncé les mesures censées selon lui calmer la colère populaire des « gilets jaunes » : 1) la rémunération des travailleurs percevant le Smic (ou salaire minimum interprofessionnel de croissance) augmenterait « de 100 euros par mois » à partir de janvier 2019 ; 2) une prime « qui n’aura ni impôt ni charge » serait versée à la fin de l’année 2018 par « tous les employeurs qui le peuvent » ; 3) le paiement des heures supplémentaires serait de nouveau défiscalisé ; et 4) la hausse de la CSG (contribution sociale généralisée) serait annulée en 2019 pour les retraités qui touchent moins de 2 000 euros mensuels.
Malgré la brièveté et la technicité des propos, il n’a pas fallu bien longtemps aux Français pour calculer ce qu’ils allaient gagner dans cette affaire… En fait, quasiment rien ! Le président de la République se livra devant eux à l’un de ses numéros d’acteur de théâtre pour lesquels son épouse l’entraîne depuis qu’il a seize ans. L’opération de communication comporta toutefois un solo d’hypocrisie dans le mea culpa auquel Emmanuel Macron, d’ordinaire si méprisant, n’avait pas habitué ses compatriotes. L’arrogance présidentielle baissa d’un ton ; mais pas son incroyable talent pour les tours de passe-passe ! Entre menaces de durcissement de la répression et compassion misérabiliste surjouée, Macron le magicien fit sortir de son chapeau un maigre bouquet de fleurs fanées : quatre mesurettes qui font passer les Français pour des mendiants et servent de prétexte aux médias dominants pour réclamer à cor et à cri l’arrêt de la mobilisation des gilets jaunes.
Explications. 1) La hausse de 100 euros du Smic viendra essentiellement de son augmentation automatique légale (pour 25 euros [deux « menus avec glaces à emporter » chez McDonalds !]) et (pour le reste) du versement d’une prime d’activité qu’il était déjà prévu d’accorder. En clair, cette hausse était budgétée pour l’année 2019 et ne correspond en réalité qu’à une anticipation du calendrier de quelques mois. 2) Très peu de salariés seront concernés par l’autre prime, dite « exceptionnelle », car son paiement est laissé au bon vouloir du patronat. Seules les grandes firmes pourront la verser, mais certainement pas les petites et moyennes entreprises. Cette prime étant exempte de « charges sociales », les patrons qui pourront la donner auront même intérêt à le faire plutôt qu’à augmenter les salaires ! 3) La défiscalisation des heures supplémentaires elle aussi était déjà prévue pour 2019. Elle restaure un dispositif mis en place par l’ancien président Nicolas Sarkozy. Il aurait fallu tout au contraire proposer de travailler moins pour partager le travail avec les chômeurs et les travailleurs à temps partiel ou contrats précaires ; et, bien sûr, verser les millions d’heures supplémentaires déjà effectuées par les travailleurs, mais toujours pas payées par le patronat (ni par l’État). 4) Quant au soi-disant « coup de pouce » aux retraités, on nous ment une fois de plus : après avoir vu leurs pensions se réduire depuis 18 mois – alors qu’E. Macron avait juré durant sa campagne électorale de les protéger –, non seulement les retraités n’y gagneront rien (ce qui est annoncé, c’est le renoncement à une taxe additionnelle), mais surtout ils vont encore perdre du pouvoir d’achat, dans la mesure où la revalorisation des pensions à compter de janvier 2019 (+0,3 %) ne compensera même pas le rythme de l’inflation (+2,0 % prévu sur l’année 2019).
Cette fausse générosité d’un « président à l’écoute des Français » n’est donc finalement qu’un approfondissement dissimulé de la logique d’austérité néolibérale. Les salaires du secteur privé ne progressent toujours pas, les rémunérations des fonctionnaires restent gelées, les allocations chômage continuent d’être rognées… Car, au fond, qui sont les « grands oubliés » du discours présidentiel ? Les riches ! Grand patronat et actionnaires de la bourse se frottent les mains : aucune nouvelle contribution ne leur sera demandée. L’impôt sur la fortune n’est pas rétabli ! Les torrents d’argent public offerts en cadeaux aux firmes transnationales (à travers le « crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi » [CICE]), sans la moindre garantie d’investissements productifs ni de créations d’emplois, ne sont pas ralentis ! Et les « réformes » de destruction de l’État et des services publics, des systèmes de retraites, de la protection sociale des citoyens… ne sont pas remises en question !
Trois jours avant les annonces du président-magicien, le Sénat français avait voté un allègement de l’« exit-tax », soit ce mécanisme d’imposition des plus-values latentes lors du transfert par les contribuables fortunés de leur domicile fiscal hors de France afin de profiter d’une fiscalité plus avantageuse à l’étranger. Et trois jours à peine après ce même discours du 10 décembre, la direction du groupe automobile Ford confirmait sa décision de fermer son usine de Blanquefort, en périphérie de Bordeaux, et de licencier plus de 850 travailleurs – qui avaient pourtant accepté des diminutions de salaires ces dernières années pour, leur avait-on dit, « sauver l’entreprise ». Tout a changé pour que rien ne change.
Quelles raisons y aurait-il donc pour les gilets jaunes et tous les travailleurs d’arrêter les luttes ? Le 14, la journée d’action, de grèves et de manifestations organisée à l’appel des syndicats CGT (Confédération générale du Travail), FO (Force ouvrière), FSU (fédération syndicale unitaire) et Union syndicale Solidaires (dont fait partie SUD [Solidaires Unitaires Démocratiques]) pour l’augmentation immédiate des salaires et des pensions et la défense de la protection sociale, rassemblait des milliers de personnes à Paris et dans plusieurs grandes villes de France, et était rejointe par des cortèges de lycéens.
Le lendemain, samedi 15 décembre, eut lieu l’« Acte V » de la mobilisation des gilets jaunes. Dans un contexte particulier : celui d’un attentat terroriste survenu quelques heures auparavant dans les rues de Strasbourg, faisant cinq morts et imposant un moment de recueillement dans le pays (et le report d’une motion de censure présentée par la gauche contre le gouvernement à l’Assemblée nationale). Le pouvoir macronien répondit à la cinquième manifestation du peuple des gilets jaunes comme un dompteur de cirque dresse un fauve : par la méthode des coups de bâton et de fouet – après le susucre donné lundi soir. Le déploiement des forces de l’ordre était impressionnant : un policier pour un manifestant sur l’ensemble du territoire national, et même deux policiers par manifestant à Paris, où des dizaines de stations de métro avaient été fermées et mis en place des contrôles avec fouilles dans les gares et divers lieux publics dès la veille. Cent soixante-huit interpellations dans la capitale, et 115 personnes placées en garde à vue. Et dans la soirée, les réseaux sociaux des gilets jaunes invitaient déjà à un « Acte VI », le samedi 22 décembre, pour « préparer le réveillon de Noël à Paris » et « la victoire du peuple ».
*chercheur au Centre national de la Recherche scientifique (CNRS).