Rémy Herrera*
(29 mars 2019)
Une chance pour tout le monde, gilets jaunes comme président de la République : ce 16 mars fut ensoleillé. Les premiers pouvaient manifester sans pluie ; le second décompresser, bronzer. Ainsi, dans l’après-midi, alors que, pour le dix-huitième samedi consécutif depuis quatre mois, les affrontements entre casseurs et forces de l’ordre commençaient à faire rage en maintes villes du pays, en marge de la nouvelle mobilisation des gilets jaunes, Monsieur Emmanuel Macron, skis de compétition aux pieds et lunettes de soleil dernier cri sur le nez, dévalait les pentes de La Mongie, station de sports d’hiver chic des Hautes Pyrénées. Une semaine plus tôt, le 9 mars, juste après l’« Acte 17 » des gilets jaunes, dans une boîte de nuit branchée de Paris, le ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, était subrepticement photographié en train d’enchaîner les shots de vodka et d’embrasser une jeune femme (ne ressemblant que de très loin à son épouse). Dimanche 17 mars, en soirée, l’inénarrable Alexandre Benalla, ex-garde du corps présidentiel aux prises avec la justice, et placé sous contrôle judiciaire depuis sa sortie de prison, était quant à lui aperçu, et filmé, pipe à chicha dans une main et verre de champagne dans l’autre, au bord de la somptueuse piscine du Nikki Beach, hôtel de luxe de Marrakech. Irrépressible impression d’être partie prenante du scénario d’un feuilleton hollywoodien de série B ? Non, simplement le piteux spectacle donné par les occupants du sommet de l’État dans la France d’aujourd’hui.
Continuons. Un Secrétaire général de l’Élysée, Alexis Kohler, contre lequel une association de lutte anticorruption (Anticorp) a déposé plusieurs plaintes pour « prise illégale d’intérêts, trafic d’influence, corruption passive » et « conflit d’intérêts majeur » dans une affaire – non encore tranchée par la justice – mêlant la société MSC (numéro 2 mondial du fret maritime, dont le propriétaire n’est autre que son cousin), les chantiers navals STX et l’État, mais aussi la ville du Havre (dont le Premier ministre, Édouard Philippe, était le maire). Un ex-conseiller spécial d’Emmanuel Macron durant sa campagne électorale en charge de la levée des fonds, Bernard Mourard, ancien banquier chez Morgan Stanley, puis président de Altice (le groupe de médias du magnat des affaires Patrick Drahi qui possède, en plus de SFR, une bonne partie des journaux et chaînes de télévision les plus influents en France) ; ce Bernard Mourard donc, aujourd’hui directeur de Bank of America Merrill Lynch à Paris, mandaté il y a quelques jours pour appuyer l’Agence de participation de l’État dans son processus de privatisation d’Aéroports de Paris. Un nouveau Préfet de police de Paris, Didier Lallement – réputé « musclé » et « impitoyable », nommé le 21 mars en remplacement de son prédécesseur limogé pour « dysfonctionnements » dans la « gestion » des débordements des mobilisations de gilets jaunes –, qui doit être bientôt entendu dans le cadre d’une enquête du Parquet national financier et de la Brigade de répression de la délinquance économique pour des soupçons de favoritisme dans l’attribution des marchés lorsqu’il présidait la Commission d’examen des offres pour les travaux de construction du métro du Grand Paris – le plus vaste (et coûteux : 37 milliards d’euros) chantier d’Europe… Que dire de plus ? Si ce n’est que le Sénat, à majorité de droite, a décidé de saisir la justice (pour « faux témoignages » devant une commission parlementaire) des cas d’Alexandre Benalla et de son acolyte Vincent Crase, ancien officier de réserve de la gendarmerie accusé comme lui de violences, ainsi que de trois autres proches collaborateurs du Président Macron à l’Élysée : Alexis Kohler, déjà mentionné ; Patrick Stzoda, directeur de cabinet de la Présidence ; et Lionel Lavergne, chef du Groupe de sécurité de la Présidence. C’est la deuxième fois seulement qu’une telle procédure est déclenchée sous la Ve République. Le Secrétaire d’État auprès du Premier ministre et porte-parole du gouvernement, Benjamin Griveaux, quittait ses fonctions le 27 mars.
Tous sont, cela va de soi, présumés innocents… À condition qu’un beau jour, justice soit faite.
Le 16 mars, des dizaines de milliers de gilets jaunes manifestaient encore dans toute la France et, tantôt avec eux, tantôt en même temps qu’eux, d’autres dizaines de milliers de manifestants : des syndicalistes (CGT en tête), des écologistes de la mobilisation pour le climat (la « Marche du siècle »), des étudiants et lycéens, des membres d’associations de quartiers, des travailleurs sans papiers, des handicapés en fauteuil roulant… Pour une « convergence jaune-rouge-verte ». À Paris place de l’Étoile, dès 10h du matin, des heurts se produisaient avec les forces de l’ordre. Le Fouquet’s, emblématique restaurant de l’avenue des Champs-Élysées, symbole de luxe et quartier général de la jetset parisienne (là même où Nicolas Sarkozy avait célébré sa victoire à l’élection présidentielle du 6 mai 2007), était saccagé et incendié. L’origine exacte des « dégâts considérables » relevés par la direction de l’établissement n’est toujours pas déterminée… Et quelques dizaines de mètres plus loin, rue Franklin-Roosevelt, une agence bancaire était brûlée. Des camionnettes de la gendarmerie étaient attaquées, des policiers frappés. Près d’une centaine de magasins vandalisés. Des portions de rues alentour dépavées. Un slogan, tagué sur un mur : « Les pavés sont nos bulletins de vote » ! « 32 000 manifestants » comptabilisés en France par la police en fin de journée (contre 28 000 le samedi précédent), dont « 10 000 à Paris » – soit autant que le nombre annoncé par le ministère de l’Intérieur quelques jours plus tôt lors de la manifestation parisienne de soutien aux Algériens demandant le départ d’Abdelaziz Bouteflika. Ridicule ! Il suffisait d’être dans la rue le 16 mars pour mesurer l’ampleur des mobilisations.
Le 23 mars, pour l’« Acte 19 », tout fut plus calme. Et pour cause : l’armée était dans la place ; le périmètre des Champs-Élysées et des bâtiments officiels (Élysée, Matignon, ministères…) interdit aux gilets jaunes. Leurs cortèges finirent cette fois au sommet de la Butte-Montmartre. Réponse du pouvoir ? Toujours la même : la répression. « La dispersion immédiate de tous les attroupements » sur les lieux préalablement interdits, « des décisions fortes », des Brigades de répression de l’action violente créées « pour aller au contact »… Du 17 novembre 2018 au 12 février 2019, plus de 8 400 interpellations et 7 500 gardes à vue, 1 796 condamnations dont 316 incarcérations, des Provinciaux « interdits de paraître à Paris »… Près de la moitié des dossiers d’interpelés est classée sans suite faute de charges. C’est beaucoup. Ici ou là, des voix s’élèvent ; certaines instructions données aux forces de l’ordre seraient bel et bien illégales : le procureur de la République (nommé par le Président) les pousserait à procéder à des détentions provisoires afin d’empêcher un maximum de gilets jaunes de se rendre sur les lieux de manifestation… Et l’ordre d’utiliser des LBD – qui ont occasionné tant de blessures – serait aussi venu d’en haut…
Dans les médias, la rage haineuse des bourgeois contre les gueux rebelles redouble d’intensité. Un président de la République tournant l’armée française contre le peuple français ne suffit pas. À droite, Éric Ciotti, député Les Républicains, exige du gouvernement davantage de fermeté, l’interdiction de manifester purement et simplement, plus le rétablissement de l’état d’urgence. Voilà qui tombe bien : une députée La République en marche (LARM), Claire O’Petit, compare les gilets jaunes à des « terroristes ». Les renseignements généraux parlent d’« ultra-jaunes »… Un autre député, Mohamed Laqhila (Modem), réclame la dissolution de l’union départementale CGT, trop remuante à son goût. Des parlementaires LARM déposent une proposition de loi visant à supprimer les allocations versées par l’État aux personnes interpelées. Et tous ceux qui, comme les leaders des gilets jaunes, appellent à des manifestations non déclarées relèveront désormais de l’article 40 du code de procédure pénale et devront rendre des comptes à la justice.
Le « Grand Débat » initié par le président Macron s’est finalement achever par l’expression de 160 000 « contributions citoyennes » officiellement recensées sur le site mis à la disposition du public par le gouvernement ; cela fait environ 0,003 contribution par Français de plus de 18 ans. L’important est bien de faire accroire que nous vivons en démocratie. Démocratie dans laquelle, le 23 mars, une militante de la paix âgée de 73 ans, chargée par un policier et grièvement blessée à la tête, s’entend dire sur son lit d’hôpital par Emmanuel Macron qu’elle aurait dû faire preuve d’« une forme de sagesse » et rester chez elle. La sagesse, Monsieur, serait de changer ce monde du bling-bling et du fric pour les vôtres, de la galère et des coups de matraque pour les autres.
*chercheur au Centre national de la Recherche scientifique (CNRS).