Rémy Herrera
(jeudi 18 avril 2019)
Une cathédrale a brûlé. L’une des plus belles, sur l’île de la Cité, cœur ancestral de Paris ; l’une des plus imposantes, érigée au Moyen-Âge central, sur près de deux siècles (probablement entre 1163, sous Louis VII Le Pieux, et 1345) ; l’une des plus grandioses, construite grâce aux talents de générations d’architectes du nouvel art gothique et aux mains d’or d’une foule d’artisans et d’ouvriers des métiers traditionnels, puis à celles de compagnons du devoir qui la restaurèrent au XIXe siècle après que le génie de Victor Hugo – le même qui célébra les sans-culottes et qui ouvrit sa porte aux communards – ait ranimé l’attachement populaire pour ce chef d’œuvre. C’est le monument le plus visité d’Europe : 20 millions de personnes se pressent sur son parvis et 13 millions y pénètrent chaque année. Mais ses combles s’enflammèrent et le feu dévora sur 100 mètres la « forêt » des 1 300 chênes de sa charpente, ses tuiles de plomb et sa grande flèche.
Les braises de l’incendie n’étaient pas éteintes par nos sapeurs-pompiers que les milliardaires déjà, tels des nuisibles débusqués et enfumés, avaient dégainé leurs portefeuilles boursoufflés. Les « premiers de cordée » jouaient des coudes afin de se payer un joli « coup de publicité » et, pour celles et ceux qui ont la foi, un billet en tribune d’honneur et loge privée pour le paradis. Les dons affluèrent en une quête obscène. Les enchères s’envolèrent dans la salle des ventes du spirituel. Oyez, oyez, braves gens, prosternez-vous aux pieds de vos seigneurs, rendez grâce à leur bonté, remerciez-les pour leur générosité et ralliez-vous à la bannière de l’unité nationale !
Répugnante indécence dans leur monde où tout est marchandise et communication, où tout se monétise, s’achète, se vend, se rachète, se revend, s’avilit, se corrompt, se prostitue, put le fric !
À ma droite, 10 millions d’euros offerts par les frères Martin et Olivier Bouygues, les maîtres du bâtiment, de TF1, des télécoms (et jusqu’au pétrole canadien et au gaz off-shore ivoirien), via leur holding familiale SCDM. Les deux touchent plus de 100 millions de dividendes par an, ont eu un coup de cœur pour le Château Montrose dans le Médoc (acheté 130 millions d’euros) et souhaiteraient se dessaisir de leur yacht de 62 mètres pour le « prix malin » de 59,95 millions. L’empire Bouygues, c’est 33 milliards d’euros de chiffre d’affaires et plus de 115 000 salariés.
Par ici, 10 millions d’euros de Marc Ladreit de Lacharrière, propriétaire de la société financière Fimalac, pour « l’effort national de reconstruction » et « la flèche, symbole de la cathédrale ».
L’important, à ce jeu-là, c’est que les enchérisseurs se montrent, soient vus et tiennent leur rang. Alors, le marteau scellant tout transfert de propriété en main, le commissaire-priseur continue.
Cent millions d’euros offerts par la famille Pinault via le groupe Kering (anciennement Pinault-Printemps-Redoute) du holding Artemis. La fortune de François Pinault, présent notamment dans le luxe, la culture et la distribution, propriétaire de Château Latour, d’Yves-Saint-Laurent et de Christie’s, entre autres, dépasse les 30 milliards d’euros. Elle a plus que doublé depuis l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron et correspond à 310 fois la valeur de la donation…
Qui dit mieux ? De ce côté-là, la famille Bettencourt-Meyers fait don de 200 millions d’euros ! Ce qui représente 0,2 % de la capitalisation boursière de la société L’Oréal, la société (fondée par un collaborateur sous l’Occupation) actuel numéro un mondial des produits cosmétiques et dont Madame Françoise Bettencourt-Meyers est héritière. À votre bon cœur, Messieurs-dames !
Et encore 200 millions d’euros mis dans la corbeille par la famille Arnault, qui mobilisera, pour « aider à la reconstruction », ses « équipes créatives, architecturales et financières » ! Bernard Arnault, à la tête du premier groupe mondial du luxe, LVMH, également actif dans la grande distribution, la finance et la presse, est l’homme le plus riche de France. Ce don de 200 millions, c’est à peine 0,25 % de sa fortune, estimée à 73,2 milliards d’euros (contre 46,9 il y a un an).
Ils ont tous et toutes été, rapporte-t-on, sincèrement émus et affectés par la terrible tragédie. Certains en ont été pris aux tripes, certaines en auraient même pleuré. Que d’âmes charitables !
Et n’oublions pas les personnes morales qui ont accouru et spontanément porté secours sitôt le drame appris. Bref écran publicitaire : le groupe informatique CapGemini (un million d’euros de don), La Française des Jeux récemment privatisée et déjà généreuse (2 millions d’euros [pour le loto de Pâques !), la banque Crédit agricole (5 millions), le laboratoire pharmaceutique Sanofi (10 millions), comme la banque Société Générale et l’assureur Axa, BNP Paribas et son bilan de 2 000 milliards d’euros, soit deux fois les dépenses des administrations publiques du pays (20 millions), autant que le groupe de publicité JCDecaux, le pétrolier Total et ses 209 milliards de chiffre d’affaires – mais qui n’a payé aucun impôt entre 2009 et 2014 – (100 millions)…
Puisqu’il s’agit avant tout d’apparaître sur la belle photographie de famille capitaliste, d’autres ont formulé des « promesses de don » sans en préciser le montant : le groupe de travaux publics Vinci, le fabricant de pneumatiques Michelin, le spécialiste des gaz industriels Air Liquide… Ils sont tous là ! Le Medef lui-même a appelé tous les entrepreneurs à participer à la collecte.
Gestes si touchants : la compagnie d’assurance Groupama fera cadeau de chênes de ses forêts privées pour la nouvelle charpente (au cas où elle serait en bois), le sidérurgiste ArcelorMittal de l’acier pour consolider le bâtiment, le groupe Saint-Gobain des matériaux de construction, la compagnie aérienne Air France le transport gratuit des acteurs officiels qui participeront à la « reconstruction ». Et Château Mouton Rothschild ? Le produit de la vente de coffrets de vin…
Et la Ligue de football professionnel français. Et le roi de Krindjabo du royaume de Sanwi. Et Apple, et le fonds d’investissement étasunien KKR, et l’association French Heritage Society de New York, l’University of Notre Dame de l’Indiana… Pour sûr, Walt Disney (qui a gagné 300 millions de dollars de recettes avec son Bossu de Notre-Dame)… Ça se bouscule au portillon.
Ne manquait au tableau qu’Ubisoft, l’éditeur de jeux vidéo originaire du Morbihan, qui annonça un don d’un petit demi-million d’euros (seulement) pour la reconstruction, mais avec en prime, pour fêter à sa façon la Semaine sainte, une offre de téléchargement gratuit de son emblématique jeu Assassin’s Creed Unity – permettant une visite virtuelle et aventureuse de Notre-Dame…
Un milliard d’euros débloqués en 48 heures – plus un jeu vidéo gratuit –, c’est Noël à Pâques ! N’en jetez plus, la coupe est pleine ! Il valait mieux : le Vatican, pourtant riche comme Crésus et pingre comme Harpagon, gardera semble-t-il sa bourse bien fermée… Mais s’est déclaré prêt à mettre à disposition « ses conseils techniques » et « son savoir-faire mondialement reconnu ».
À l’exhibitionnisme des nantis et des puissants sont venues s’ajouter l’écœurante hypocrisie et l’incompétence crasse des gouvernants qu’ils nous ont choisis. Car cette orgie de bienfaisance est organisée dans les arcanes d’un État qui tolère les plus odieuses rapines et incivilités, depuis l’évasion fiscale – pudiquement qualifiée d’« optimisation », et qui nourrit tant d’experts – jusqu’à la fraude à grande échelle. Quelles qu’en soient les estimations, même les plus basses, les montants concernés par la fraude fiscale, qui sont autant d’insultes à la nation et de recettes faisant défaut de l’État, suffiraient allègrement à couvrir les déficits publics, y compris locaux.
Comme si cela ne suffisait pas, voilà que tous les sauveurs miraculeux de Notre-Dame pourront sur demande bénéficier d’avantageuses réductions d’impôts – tout au moins pour ceux qui ont consenti à en payer en France. Depuis une loi relative au financement des activités culturelles de 2003 (dite « loi Aillagon », du nom du ministre de la Culture du gouvernement Raffarin à l’époque du président Jacques Chirac), les sociétés peuvent déduire 60 % de leurs dépenses en faveur du mécénat, avec possibilité d’échelonnement de déduction fiscale sur plusieurs années.
La réduction fiscale peut même atteindre 90 % (dans la limite de la moitié de l’impôt dû) quand le don concerne l’achat d’un bien culturel considéré comme « un trésor national » ou présentant « un intérêt majeur pour le patrimoine national ». En clair, l’entreprise mécène, investissant sur le marché de l’art, ne contribuerait plus dans ces conditions qu’à hauteur de 10 % de ses dons.
En principe, cette mesure de réduction de 90 % ne s’applique pas au cas de la « reconstruction de Notre-Dame ». Pourtant, alors que la cathédrale était encore en proie aux flammes, il s’est trouvé des voix pour réclamer un geste incitatif de l’État. Après tout, Notre-Dame n’est-elle pas un « trésor national » ? C’est ce qu’a osé demander, par exemple, l’auteur de la loi en question, l’ex-ministre Jean-Jacques Aillagon – qui s’est aujourd’hui reconverti et est devenu le conseiller de Monsieur François Pinault, collectionneur d’œuvres d’art devant l’éternel, afin de l’éclairer dans ses judicieux placements. C’est sans doute pur hasard ! Ces gens sont sans vergogne, mais ils ont des scrupules : Aillagon revint sur sa proposition et Pinault, outré qu’on le soupçonnât de vouloir gagner de l’argent en en donnant, renonça vite à sa déduction fiscale. Qui l’imitera ?
Incompétence, enfin, affligeante, d’un président de la République et de son gouvernement. Sans ne rien n’y connaître, sans qu’aucune expertise technique n’ait encore été rendue ni la moindre consultation réalisée, le comédien Emmanuel Macron déclama : « nous rebâtirons la cathédrale plus belle encore et je veux que ce soit achevé d’ici cinq années ». Or, la seule évaluation des dégâts exigera beaucoup de temps quand on comprend que c’est la totalité de la toiture couvrant la nef, le chœur et le transept de la cathédrale Notre-Dame qui a été ravagée, que certaines des voûtes du plafond menacent de s’écrouler, que la structure d’ensemble de l’édifice (tours comprises) a été fragilisée par le déversement de tonnes d’eau, que les pierres de taille elles-mêmes ont peut-être été endommagées par la chaleur de l’incendie… Pourquoi ne pas détruire davantage le droit du travail pour faire besogner nuit et jour ceux qui s’attelleront à « rebâtir » ?
Cinq ans, cela mènera juste en 2024, c’est-à-dire à l’organisation des Jeux Olympiques à Paris. Serait-ce là l’objectif caché ? Ce serait tellement médiocre ! Quel rapport entre Notre-Dame et une compétition de sport, si fameuse soit-elle ? L’acteur-président se montra résolu, nomma sur le champ un « Monsieur Reconstruction ». Un architecte ? Quelle drôle d’idée ! Un restaurateur de monuments historiques ? À quoi bon ! Un historien de l’art ? Nenni ! Il lui fallait un militaire pour « reconstruire » Notre-Dame – tout comme ceux qu’ils tournent contre les gilets jaunes – ; un général d’armée, en la personne de Jean-Louis Georgelin, dont les prouesses artistiques ont consisté jadis à servir chez les parachutistes, à passer par l’école de formation de l’U.S. Army Command and General Staff College du Kansas et à participer à la force de stabilisation en Bosnie-Herzégovine. Retour à l’alliance du sabre et du goupillon, comme au bon vieux temps !
Sous les regards malicieux des apotropaïques gargouilles vomissant les vices hors de l’Église, les gueules des exploiteurs, des fraudeurs, des pollueurs, des usuriers ont régurgité leurs profits. En un claquement de doigts, quelques liasses de billets auront suffi à une poignée de rois privés, fortunes de France friandes de niches fiscales, pour jeter sur la table du banquet l’équivalent de plus de trois fois l’enveloppe budgétaire que l’État consacre annuellement à la restauration des monuments du patrimoine (300 millions d’euros). Un budget du patrimoine lamentablement délaissé depuis des décennies, abandonné à telle loterie populaire, à telles bonnes œuvres de milliardaires philanthropes. Faudra-t-il donc que brûle aussi le Louvre pour qu’enfin l’État (propriétaire de Notre-Dame et des œuvres d’art se trouvant à l’intérieur) rappelle qu’il existe ?
Et voilà que subitement, comme par l’opération du Saint-Esprit, les capitalistes qui démolissent le pays et creusent les inégalités sociales, se métamorphosent en « bâtisseurs » de cathédrale et en garants de l’« unité nationale ». « Le mal que font les bons est le plus nuisible des maux », a pu écrire l’auteur de Zarathoustra. Tout ça risque fort de se terminer bien mal. Peut-être même avant que le monument ré-ouvre aux pèlerins et touristes son Portail du Jugement dernier. La Grande Jacquerie de 1358 éclata si peu de temps après l’inauguration de Notre-Dame…
Il y a fort longtemps (au Ie siècle, tout début de l’ère chrétienne, c’est ce que paraît indiquer le « pilier des Nautes » retrouvé en 1711 dans les fondations de l’autel de Notre-Dame), un temple païen gallo-romain, d’ampleur impressionnante pour l’époque, s’élevait à l’emplacement exact de la cathédrale actuelle. Ce temple était dédié à Jupiter, dont Emmanuel Macron pense être un descendant direct. En annonçant « rebâtir » Notre-Dame, le président jupitérien veut marquer son siècle ; il en fait une affaire personnelle. Entre les deux bras de Seine, il se croit chez lui. Pire : au point d’orgue du calendrier liturgique, en cette Semaine pascale si particulière, notre satyre national se prend aussi pour le fils de Marie – qui vainquit la mort et ressuscita la vie. On ne « reconstruira » pas Notre-Dame ; on ne fera que la restaurer, que réparer les dégâts. Car la plus admirée des 93 cathédrales de France, qui avait résisté aux vicissitudes des 856 dernières années, fut, sous son petit règne, définitivement perdue. C’est ce que n’est toujours pas parvenu à comprendre celui qui restera dans l’histoire comme le grouillot des marchands du temple.