Rémy HERRERA
(dimanche 23 décembre 2018)
À entendre les représentants des syndicats de policiers sortant du ministère de l’Intérieur dans la soirée du 19 décembre, il paraîtrait que « les négociations ont été difficiles, très difficiles ». Reste pourtant que quelques heures à peine auront suffi pour qu’ils obtiennent « les plus fortes avancées salariales » de la profession depuis près de 20 ans. Dès le surlendemain de l’« Acte V des gilets jaunes », le 17, plusieurs organisations syndicales de police nationale avaient annoncé leur intention de procéder à une journée « commissariats fermés » mercredi 19 – le droit de grève leur étant interdit. Christophe Castaner dut lâcher du lest : les rémunérations des policiers sont augmentées de 120 euros pour les jeunes en début de carrière et de 150 pour les anciens ; c’est plus que ce qu’ont obtenu leurs collègues de la fonction publique – soit absolument rien (lors des négociations du 20 décembre) – ou les gilets jaunes – presque rien (dix jours plus tôt).
Pour ceux qui ne sauraient pas qui est Christophe Castaner, rappelons que c’est l’actuel ministre de l’Intérieur du gouvernement reconfiguré en octobre dernier par le président de la République à la suite de la démission inopinée de son prédécesseur. Avant cela, il a occupé successivement les fonctions de secrétaire d’État chargé des Relations avec le Parlement et de porte-parole du gouvernement d’Édouard Philippe. Et avant ? Il fut chef du parti présidentiel, La République en marche (à partir de novembre 2017), porte-parole d’Emmanuel Macron durant sa campagne présidentielle (en 2017) et… membre du Parti socialiste (à compter de 1986). Et encore avant ? Dans sa jeunesse, Christophe Castaner fut un joueur de poker de salles de jeux clandestines et le protégé d’un des parrains de la mafia marseillaise, surnommé le « Grand Blond », caïd d’une bande de braqueurs abattu de balles de 9 millimètres lors d’un règlement de comptes en 2008… Tapez simplement « wikipedia », puis si nécessaire « google traduction », pour vous en assurer. Tout ceci dans le seul but de bien mesurer à quel niveau se situe aujourd’hui nos gouvernants.
Il est vrai que cela fait des années que les policiers se plaignent de leurs mauvaises conditions de travail et de rémunération. Sans même parler des 24 millions d’heures supplémentaires que l’État ne leur a toujours pas payé, ou des frais que la caisse accidents du travail de la Sécurité sociale tarde à leur rembourser lorsqu’il leur arrive d’être blessés… La broyeuse néolibérale affecte également les forces de l’ordre. En de multiples occasions, à la télévision ou sur Internet, des policiers anonymisés ont fait part de leur ras-le-bol, voire pour certains de leur malaise face aux injonctions de leurs supérieurs (politiques) exigeant d’eux un durcissement de la répression dirigée contre les gilets jaunes ou, antérieurement, des étudiants contestataires, des occupants de « Zones à défendre » (ZAD), des militants écologistes ou des manifestants opposés aux lois de flexibilisation du marché du travail. Les langues se délient : « Ce sont nos amis, nos frères, parents, enfants qu’on nous commande de réprimer », entend-on de la bouche de policiers…
Le point de basculement est clairement indentifiable : c’est l’état d’urgence, décrété sur tout le territoire en novembre 2015 après les attentats terroristes ayant frappé le pays, qui a enclenché une terrifiante spirale répressive. Et c’est sous les pressions et menaces de cette extrême-droite qu’est l’islam politique d’Al-Qaida à Daesh qu’il fut imposé au peuple français. Et renouvelé cinq fois de suite. Première mâchoire de l’étau. L’état d’urgence a certes été levé fin 2017, mais le fait est que l’essentiel des dispositions exceptionnelles qu’il prévoit a désormais force de loi : perquisitions, interpellations préventives, périmètres de protection, assignations individuelles à résidence, contrôles aux frontières sont dorénavant autorisés dans le cadre de la « loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme » du 30 octobre 2017. De là le détournement de cet arsenal juridique d’exception pour faire reculer les libertés publiques en France. Au point que ce sont aujourd’hui les droits de manifester ou d’exprimer ses opinions qui y sont en danger.
Tous ceux et celles qui ont récemment participé à des manifestations dans le pays savent ce que dénoncent depuis des mois les organisations de défense des droits de l’Homme, et même des policiers, nous l’avons dit, voire quelquefois des journalistes quand eux aussi se font tabasser : beaucoup d’interventions des forces de l’ordre sont disproportionnées, excessivement violentes. Tirs tendus de flashballs à hauteur d’homme, utilisation fréquente de grenades assourdissantes ou de désencerclement, usage systématique de gaz lacrymogènes et de canons à eau contre des protestataires pacifiques, pratique de la nasse de confinement empêchant de rejoindre d’autres manifestants, interpellations arbitraires, confiscation de matériel médical des « street medics » (bénévoles suivant les cortèges pour soigner les blessés), intimidations, provocations gratuites, insultes parfois, maintien en garde à vue de mineurs… Autant de faits qui choquent et inquiètent les Français. Mais c’est très précisément ce qui est recherché en fait. Pour que cesse leur révolte.
Dès les tout premiers jours de la mobilisation des gilets jaunes, la rumeur circula qu’ils étaient manipulés par le Rassemblement national, qu’il s’agissait d’un « coup de force » téléguidé par le parti d’extrême-droite de Marine Le Pen – deuxième mâchoire de l’étau. Telle est en effet la ligne argumentative du discours du ministre de l’Intérieur. Des « preuves » ? Quelques propos xénophobes relevés ici ou là parmi les manifestants. Sur plusieurs centaines de milliers de gilets jaunes dénombrés, c’eût été miraculeux que l’on n’y trouve pas une poignée d’abrutis racistes. De là à extrapoler, il y a un pas que franchit allègrement Monsieur Castaner. C’est rusé. Il tente ainsi 1. de décrédibiliser l’ensemble des gilets jaunes ; 2. de maintenir en dehors de la rébellion actuelle les jeunes des banlieues, où les populations issues de l’immigration sont importantes ; et 3. de confectionner à Emmanuel Macron une image fictive de rempart contre le « fascisme ».
L’extrême-droite a pour l’heure échoué à récupérer le leadership de la mobilisation – et ce, pour la raison fondamentale que le peuple français n’est pas raciste, dans son immense majorité. Or, ce qui se dessine pourtant, discrètement, c’est un glissement du pouvoir vers l’extrême-droite. Des sondages indiquent que plus de la moitié des policiers et militaires auraient des sympathies ou voteraient pour le Rassemblement national. L’extrême-droite est au cœur même de l’appareil répressif d’État. Elle s’est d’ailleurs encore dévoilée il y a quelques jours dans une lettre ouverte anti-immigrés signée par un ex-ministre de la Défense et une douzaine d’officiers supérieurs de l’armée dénonçant non seulement le « pacte mondial pour les migrations » adopté sous l’égide de l’ONU au sommet de Marrakech, mais aussi « l’islam comme menace pour la France »…
Les cahiers de doléances des gilets jaunes réclament explicitement que « les demandeurs d’asile soient bien traités (…) nous leur devons le logement, la sécurité, l’alimentation, ainsi que l’éducation pour les mineurs »). Soyons donc bien clairs. Ce ne sont pas les gilets jaunes qui sont xénophobes et racistes, mais des composantes de plus en plus larges des élites françaises. Lesquelles élites n’hésiteront pas un instant, quand l’après-Macron viendra, à confier le pouvoir à l’extrême-droite si cela s’avérait nécessaire. C’est-à-dire si leur ordre capitaliste odieusement inique était vraiment menacé ; si le peuple français, assoiffé de justice, le cœur empli d’espoirs retrouvés, criant sa joie de regagner sa dignité, réuni dans la révolte et conscient de sa force, parvenait à se remettre debout, à devenir maître d’un devenir collectif solidaire et progressiste.
Servilement incliné aux pieds des milliardaires, le président Macron a choisi de ne pas répondre aux attentes profondes des Français, et même de s’enfoncer chaque jour davantage dans la voie de la répression. Cette « stratégie du pourrissement » fait le jeu du Rassemblement national. Car en dépit de leurs différences théâtralisées par les médias – qui sont des différences de degré, non de nature –, il n’y a pas en réalité de discontinuité entre la droite de la haute finance, que sert Emmanuel Macron, et l’extrême-droite de la bourgeoisie réactionnaire de Marine Le Pen ; un terrible, un dramatique continuum politique les unit pour défendre un capitalisme agonisant. L’un l’affirme néolibéral-globalisé, l’autre obscurantiste-nationaliste, mais les deux le veulent. Par-delà les haines personnelles réciproques, des intérêts communs de classe sauront bientôt les rapprocher pour s’efforcer de sauver leur système. Coûte que coûte. Le peuple devra trouver en lui l’énergie d’amplifier ses lutter afin d’arriver à se dégager de l’étau mortifère où l’enserrent les mâchoires du monstre à deux têtes de l’extrême-droite moderne : islam politique terroriste et rétrograde d’un côté, chauvinisme bourgeois égoïste et raciste de l’autre. Le péril se tient là.
En attendant, samedi 22 décembre, pour l’« Acte VI » de leur mobilisation, les gilets jaunes ont mis à l’épreuve l’efficacité des services de renseignement. Surveillés de très près par l’œil du ministère de l’Intérieur, leurs réseaux sociaux appelaient à un rassemblement – ô combien symbolique – devant les grilles du château de Versailles. Le préfet s’empressa d’ordonner sa fermeture et envoya aussitôt des CRS pour garder les abords, et protéger les commerces. Mais c’était un leurre ! Une petite vingtaine de gilets jaunes, pas plus, étaient présents sur les lieux le 22 au matin, pour rire de la plaisanterie et railler les forces de l’ordre arrivées en masse…
Au même moment, à Paris, le gros de leurs camarades vêtus de jaune, prévenus à la dernière minute pour conserver l’effet de surprise, se réunissaient aux alentours de la place de l’Étoile ou autour de la Basilique du Sacré-Cœur en haut des pentes de la Butte Montmartre, notamment. Et puisque les dispositifs de sécurité parisiens s’étaient vantés d’être « extrêmement mobiles » au cours des semaines précédentes, les groupes de gilets jaunes jouèrent au chat et à la souris avec eux, les faisant courir toute la journée dans les rues de la capitale, bloquant ici ou là, au hasard de leurs marches, les axes de circulation, sous les concerts de klaxons d’automobilistes solidaires, et les applaudissements de touristes amusés. Bonnes fêtes de Noël à tous en France !
Les journaux télévisés crurent bon de faire tourner en boucle les « deux faits majeurs du 22 ». Une vidéo prise sur les Champs-Élysées montrant trois policiers à moto assaillis par une foule furieuse les agressant à coup de… trottinettes (si on distingue bien les images) ! Comme si cela ressemblait aux actions menées ce jour par les dizaines de milliers de gilets jaunes dans le pays ! Et des propos antisémites de deux personnes dont a été témoin un journaliste dans le métro ! Comme si cela pouvait synthétiser une opinion représentative des gilets jaunes ! Heureusement que le ridicule ne tue pas ; sinon, ça fait longtemps qu’il n’y aurait plus de médias en Macronie !
Ce 22 décembre, la police n’a pourtant pas complètement perdu son temps. Elle réussit à arrêter, en différents points du territoire, plusieurs « figures » particulièrement actives des gilets jaunes. C’est le cas d’Éric Drouet, interpellé à la mi-journée dans le quartier de la Madeleine à Paris et placé en garde à vue pour « organisation de manière illicite d’une manifestation, participation à un groupement formé en vue de violences ou de dégradations, et port d’arme prohibée ». L’arme en question serait un bout de bois que son propriétaire, chauffeur routier de profession, garde en permanence sur lui comme moyen de défense, aux dires de son avocat. Pour le reste, et alors qu’Éric Drouet était nationalement connu pour avoir appelé à « entrer dans l’Élysée », d’aucuns se demandent pour quelles raisons le ministre de l’Écologie François de Rugy l’avait officiellement reçu, le Premier ministre Édouard Philippe avait souhaité s’entretenir avec lui… et le président Macron avait lui-même lancé en pleine « affaire Benalla », à la fin du mois de juillet dernier, sans que personne n’ait saisi alors à qui il s’adressait exactement : « S’ils veulent un responsable, il est devant vous ! Qu’ils viennent le chercher ! Et ce responsable, il répond au peuple français, au peuple souverain ». Immédiatement après l’annonce de l’interpellation d’Éric Drouet, des centaines de gilets jaunes, surgis de ce peuple souverain et s’autoproclamant tous « leaders du mouvement », revendiquaient sa libération… ou bien leur propre arrestation !
Nasse de confinement